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Object dependencies, Nendo, Specimen Édition / Alain Chalier, 2012. photo Hiroshi Iwasaki |
Le Japon compte aujourd'hui d'excellents architectes de renommée internationale et de nombreux artistes de talent. Les références manquent en revanche lorsqu'il s'agit d'évoquer de bons designers contemporains. On pense à la success story de Muji, la "non marque" dont les produits sobres et usuels ont conquis le monde entier, mais il ne s'agit pas de design d'auteur. Il y a bien sûr le studio Nendo qui a fait, à raison, la une de nombreuses presses spécialisées récemment ; tout comme Tokujin Yoshioka (évoqué dans un article récent de PROJECTitude, et Créateur Now! Design à Vivre 2012), chouchou des parisiens et des touristes qui peuvent assoir leurs derrières sur ses sublimes bancs au Musée d'Orsay. Mais la génération "historique" des designers de la reconstruction post seconde guerre mondiale s'étiole, et la relève tarde à se faire connaître.
Pour mieux comprendre l'enjeu du design au Japon, il est nécessaire de revenir rapidement sur son histoire, qui s'ancre dans la période d'occupation américaine après la guerre. Le Japon humilié et dévasté n'a pas d'autre choix que de se soumettre à l'occupant, de l'observer et de commercer avec lui, afin d'"absorber" sa modernité et s'en inspirer pour construire son propre modèle économique. De grandes firmes comme Sharp, Sony, National Panasonic voient le jour et se spécialisent dans les biens de consommation électroniques, intégrant vite aux concepts de base occidentaux déjà existants leur sens du détail et leur esthétique minimaliste. Ils surprennent l'Occident en mettant au point des processus de travail qui leur assurent une réactivité imbattable en terme d'innovation, répondant ainsi à la demande d'une classe moyenne naissante aussi bien dans leur pays qu'en Europe et aux États-Unis. Comme ailleurs, l'espace domestique devient le lieu et l'enjeu d'une nouvelle synthèse entre l'artisanat traditionnel et le progrès technique, entre l'art de vivre national et la tentation de l'"american way of life".
En marge de cette irrésistible poussée de la production de biens de consommation, quelques designers et architectes japonais se taillent une réputation internationale grâce à une production délicate et poétique, en adéquation avec un art de vivre tout japonais, mais qui a intégré la modernité. Shiro Kuramata, Masanori Umeda, Shigeru Uchida se font connaître dans les années quatre-vingt par leurs pièces de mobilier, mais aussi par leur aménagement de boutiques (et notamment des créateurs de mode japonais nouvellement en vogue comme Yohji Yamamoto ou Issey Miyake) et restaurants qui donnent un nouveau visage au Japon en plein croissance.
Aujourd'hui, alors que le design connaît un formidable essor en Corée, en Chine, à Singapour, que les universités et les organismes de promotion de ces pays encouragent une jeune génération qui profite pleinement du boom économique de la région pour réinventer une création locale originale, le Japon semble être arrivé au bout d'un cycle de création. Le designer industriel et environnemental Kita Toshiyuki, dans un entretien daté de février dernier sur le site nippon.com, émet une hypothèse plausible pour expliquer ce manque de vitalité du design japonais. La consommation de biens pour l'environnement domestique, principal ressort de l'économie du design, est en totale perte de vitesse au Japon parce que le cadre de vie n'évolue plus. Les logements sont exigus, optimisés depuis des décennies déjà pour un art de vivre réduit à l'essentiel. Si les solutions trouvées pour pallier au manque de mètres carrés sont ingénieuses et admirées du monde entier, leur logique est épuisée. On est loin des appartements anciens spacieux des villes italiennes ou des villas contemporaines du nord de l'Europe par exemple, qui ouvrent un champ d'investigation et d'innovation stimulant aux designers. Pour relancer à la fois l'économie et la création japonaise, Kita Toshiyuki rêve d'un plan national de rénovation de l'habitat de grande ampleur, qui imposerait notamment des normes minimales de surface par habitant.
Cette vision ambitieuse et optimiste pour le design japonais présuppose deux idées à méditer. La première est que ce renouveau doit nécessairement passer par une reconnaissance et une consommation nationale, et qu'elle ne peut être stimulée simplement par de l'export. Au delà de la question de la pertinence de l'analyse économique, on peut interroger cette tentation historique japonaise de compter uniquement sur ses propres ressources pour rebondir. Mais il ne s'agit pas ici d'un retour vers un système autarcique, plutôt d'une connaissance profonde de l'"affectivité" des japonais pour leur art de vivre, qu'ils souhaitent protéger et prolonger : la création nationale sera d'autant plus innovante si elle s'inscrit dans un cadre de vie connu, avec ses codes et ses particularités. L'export se fera naturellement par la suite.
La deuxième idée sous-jacente au postulat de Toshiyuki est que la renaissance du design japonais aura lieu par le biais d'un programme commun avec les architectes de refonte de l'habitat. Alliance prometteuse s'il en est, qui n'attend qu'une mise en œuvre rapide et intelligente pour que le Japon, une nouvelle fois, nous surprenne et nous montre la voie vers un "mieux vivre".
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